Monologues et dialogues

Tolstoï et cie

Il y a une citation que j’aime particulièrement du trompettiste jazz Wynton Marsalis. Il a dit : « l’art ne viendra pas te voir, c’est toi qui dois aller à lui, » comparant ensuite le jazz au théâtre de Shakespeare; il faut s’y intéresser pour espérer comprendre. Par déformation professionnelle, ma première réaction a été de plaindre les artistes que l’Histoire aura oublié, ou pis encore, ceux qui connurent un succès posthume. Sauf que Wynton Marsalis, dans ce documentaire, s’adressait à des amateurs d’art. Avec le recul, je trouve cet angle bien plus intéressant.

Ce qu’il nous dit, c’est qu’on peut passer à côté de quelque chose simplement parce qu’on n’a pas pris la peine d’en être curieux. On se forme des goûts artistiques : films préférés, acteurs, style de musique ou compositeur préférés. Es-tu plus Beatles ou Rolling Stones? Schwarzenegger ou Stallone? Crémeuse ou traditionnelle?

Sauf qu’à force de se définir par ses goûts, on se définit aussi par les choses qu’on évite. Avec les années d’écœurantite d’école secondaire, à lire des livres imposés et sans intérêt, j’ai développé une indifférence pour la lecture. Je lisais le strict minimum pour que ça aille bien à l’école. Je ne suis pourtant pas né avec cette aversion, mais j’ai appris à me définir par celle-ci. Quand après mes études j’ai recommencé à lire, mon compromis était d'éviter la fiction. Et j’en étais parfaitement heureux.

Puis par un étrange concours de circonstances qui rime avec Ovide, j’ai été curieux. J’ai décidé qu’on ne m’avait pas assez culturé [sic] quand j’étais jeune et qu’il était temps que je m’instruse [sic]. Entre deux confinements, je suis tombé sur Guerre et Paix de Tolstoï à la bibliothèque. Une chance que le livre n’est pas tombé sur moi. Ça aurait fait mal. Ce livre, Dany Laferrière en disait que si on ne l’a pas lu à l’adolescence, c’est difficile de le faire à l’âge adulte parce qu’il faut du temps devant soi. Il a même évoqué une convalescence. En quelque sorte, c’est ce que ce livre a fait pour moi. Il m’a aidé à guérir.

À un moment où le monde perdait de son humanité, où on aurait pu justifier le rationnement du papier de toilette, où les gens changeaient de trottoir plutôt que de se croiser dans la rue, où tout le monde était en mode défensif pour ne pas dire survie, où les gens cessaient de se regarder dans les yeux, ce livre-ci était la seule chose réellement humaine que j ’avais pu vivre depuis un an. Ma curiosité ordinairement préoccupée par des questions mécaniques, des faits, des théories, des débats, trouvait maintenant ces sujets insignifiants en comparaison avec le roman. À ce moment-là, c’est ce dont j’avais besoin et ça m’a ouvert les yeux sur tout un univers littéraire dont je ne savais rien. Ça m’a fait réfléchir sur le monde autour de moi, et c’est même devenu une influence artistique. J’en ai retiré trois ou quatre ébauches de chansons.

Et si je m’étais empêché, par orgueil ou par habitude, de suivre ma curiosité? Je serais passé à côté de quelque chose d’important. Mais pour le savoir, il a fallu que j’aille vers la littérature, que je lui prenne la main malgré ma méfiance et que je danse avec elle. Elle n’était pas triste sans moi. Mais moi, j’avais besoin d’elle.

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