Monologues et dialogues

Tape-la-marmotte

Ça s’est passé une belle journée d’été, comme aujourd’hui. La météo hésitait entre une chaleur suffocante et un vent frais.

L'atterrissage a eu lieu il y a une heure, et déjà trois personnes m’ont demandé ce que je viens faire en vacances à Winnipeg. Ça doit être mon coton ouaté de l’Université d’Ottawa qui trahit mes origines.

J’admets que le choix de destination est assez hors du commun. Ma belle-sœur voulait faire un voyage avec nous et vivre autre chose. De notre côté nous n’avions que cinq jours de libres, mais nous étions partants. On a choisi les billets d’avion les moins chers en partance de Hamilton. L'important était qu'ils nous mènent dans une autre province. En 2019, Winnipeg gagnait ce concours haut-la-main.

Nous sommes arrivés aux alentours du solstice d’été et l’été avait tout l’air d’arriver en même temps que nous. L’hiver avait été long cette année-là, même à Kingston. Je me souviens d’avoir eu à enlever une couche de verglas d’un pouce d’épais sur mes vitres d’auto. Quand il faut que tu varges avec ton balai pour casser la glace, le printemps ne peut pas arriver assez vite.

Et le maudit printemps aussi avait été mauvais. Froid. Pluvieux. C’est peut-être la seule fois dans ma vie où je me souviens d’avoir vécu une mélancolie saisonnière. Il a plu et il n’a pas fait plus que 10oC avant le 15 juin. Débarquer à Winnipeg après ces six mois de misère, c’était comme débarquer à Cancun. La nature avait joué à tape-la-marmotte toute l’année, et la marmotte, c’était moi. Tape-la-marmotte = Whack-A-Mole. Vous me suivez?

C’est précisément cette pensée-là qui m’a traversé l’esprit quand, rêvassant au parc de la Fourche, j’ai vu un de ces siffleux qui font office d’écureuil dans les prairies canadiennes. Je ne voyais qu’un énorme jeu de tape-la-marmotte où les marmottes étaient partout et où il est impossible de toutes les taper. Pas la peine de jouer alors que c’est peine perdue. En même temps je comprenais ce qu’aurait été la détresse de ces pauvres bêtes, car la massue m’était tombée dessus tout l’hiver.

Je demande à mon beau-frère de l’époque, qui venait de l’Ouest, s’il sait comment s’appelle cet animal. Prairie Dogs. Je suis curieux de savoir ce que c’est en français…

C'est. Un. Spermophile. *

L’univers était de connivence pour taper cette pauvre bête jusque dans son nom. Naturellement, ce fut le running gag de la semaine. On a tapé la marmotte jusqu’au bout. Mais couchés au parc avec nos valises en guise d’oreillers, la massue ne pouvait plus nous toucher, nous. Le vent, le soleil, le grincement éternel du train… L’impression laissée par les façades de briques minces et les colonies de spermophiles était notre nouvelle réalité. Pendant ces cinq jours, il y eût une cassure totale avec la vie d’avant; la massue ne nous tomberait plus dessus.

Le dernier soir de notre voyage, nous sommes allés au festival jazz. Il y avait un groupe synth-pop assez excentrique qui jouait. On s’est faufilé vers l’avant. La fille à côté de nous m'a demandé ce que je venais faire à Winnipeg, mais c’est la première qui ne s’étonne pas que j’y sois venu en vacances. Elle m’offre de la bière. On boit à la santé de sa ville natale, malaimée mais fort aimable; une marmotte de plus à se faire taper dessus.

Tout ça pour dire que parfois on est la marmotte, parfois on est la massue. Parfois on ne fait même pas partie du jeu. Au moment du voyage, aller voir autre chose était la meilleure chose que nous aurions pu faire, même si de l’extérieur ça semblait un peu farfelu. Il ne fallait pas trop y penser ni planifier; il fallait tout simplement y aller car très souvent, c’est en pensant qu’on reste une marmotte.

* J’ai fait la vérification sur la nomenclature de cet animal. L’animal en question était un Richardson ground squirrel, qui est parfois surnommé Prairie Dog, même si en réalité c’est une autre espèce complètement différente. En français, son nom est Spermophile de Richardson. Peu importe la nomenclature exacte, ça s’est vraiment passé comme ça :)

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