Monologues et dialogues

Page blanche

On entend souvent parler du syndrome de la page blanche. Quand on se l’imagine, on pense surtout aux débuts de projets : le vide blanc de la première page, la tempête de neige. Elle fait crier l’artiste qui aura à déneiger son auto, ou dépoussiérer son dactylo, sa guitare, son chevalet, son ordinateur. La légende veut même que Jack Kerouac (franco-américain, en passant!) écrivait sur des rouleaux de papier pour éviter d’avoir une nouvelle page blanche à chaque fois.

Il y a infiniment de littérature au sujet de la page blanche, d’innombrables marches à suivre pour la vaincre. Mon livre préféré pour me botter le derrière est The War of Art de Steven Pressfield. Ça paraît que le gars était dans l’armée à sa façon de présenter les choses; à tout bout-de-champ ça prend quelqu’un comme lui qui nous brasse la cage. Sauf qu’il est rarement question de ce qui précède la page blanche. De loin, on s’imagine que cette maladie est comme une sorte d’amnésie, un vide total, un blanc devant des possibilités infinies. Même si on l’a vécue, on oublie sa nature réelle, s’imaginant soit qu’on en est immunisé, ou qu’on est plus futé que la dernière fois où on y a fait face.

Sauf que ce virus s’adapte.

La semaine dernière, tu as terminé un projet. Youpi! Tu ouvres une bonne bouteille pour célébrer, tu prends ton premier vendredi relax depuis combien de semaines déjà? Ah oui, tu ouvres la télé parce que ça non plus tu ne te souvenais même plus que tu en avais une. Aussi bien s’en servir. Tranquillement tu reviens à tes sens : tu réapprends à manger, marcher, à parler à tes parents et à tes amis. Tu baignes dans l’euphorie des derniers jours, parce que tout roulait bien et l’abondance s’est manifesté jusqu’au bout du projet. On le prend. Les dix derniers jours tu as donné un coup, mais la vision s’est éclaircie à temps et tu as remporté ton pari. Tu ne penses ni à demain, ni à la semaine prochaine, ni à la prochaine étape. Tu vis ici et maintenant. Jusqu’à lundi.

Et lundi arrive. Ton élan est toujours là. Tu te dis :« Alright! On refait ça à cent milles à l’heure, comme la semaine passée » et tu te crois vraiment. Tu as dix-mille idées qui se bousculent parce qu’elles ont passé les dernières semaines à attendre leur tour, mais tune peux en traiter qu’une seule à la fois. Il est 9 heures, tu t’installes. Tu regardes ton bureau en désordre, les changements à ton studio à moitié terminés, les bouts de chansons qui traînent, la brassée de lavage accrochée dans le milieu de la place, les guitares pêle-mêles dans l’appartement. Un peu de ménage s’impose.

Il est maintenant 10h30. Tu t’installes. Tu veux savoir tout d’un coup si Joe ou Jacques t’as répondu, puisque tu as le temps d’aller voir ta boîte de réception. Il est 11h30. Tu te lèves pour t’étirer. Aussi bien prendre de l’avance et faire son lunch, tant qu’à y être. Bon. Tu termines ton repas et tu vas prendre une marche, parce qu’on est en février et si tu veux voir la lumière du jour, c’est à midi ou jamais.

Il est 13h30. Tu t’installes. Il ne reste que le souvenir de cette euphorie qui devait durer éternellement. Là tu tournes en rond, mais sans le bonheur que ça t’apportait ce matin. Tu veux écrire, mais tu veux aussi commencer une nouvelle chanson, ou encore finir une des cinq qui sont sur la glace depuis un mois. Ah, encore mieux! Faire quelques petits ajouts à la chanson que tu as commencée avec ton amie (parce qu’elle est beaucoup plus cool que les tiennes et que c’est beaucoup moins angoissant quand c’est pour quelqu’un d’autre). Sauf qu’en sautant d’une session à l’autre, d’un essai à un poème à une chanson à une autre chanson, à écouter et à rêvasser à une chose et à une autre, tu as facilement brûlé… Oh God, il est 16 heures…

Et le monologue embarque : « Il faudrait bien que je me concentre un petit peu si je veux avancer à quelque chose. Ok ok, c’est bon. On se lance pour vrai. Il est temps que je mette des percussions à ma chanson. C’est important. C’est IM-POR-TANT. C’est important-ta-tan-ta-tant-ta-ta-ta-tannnnnnnn [bis, mais avec un accent italien la 2e fois]. Ok. Pour vrai là. C’est beau. Il faut juste le faire. Alright, j’ouvre la session, j’allume les speakers, je m’installe au drum et…

« Ah man, ça me prendrait un câble plus long pour bienfaire. »

Le vois-tu ce que c’est la page blanche? C’est penser à tous tes projets sans en commencer un seul. Tu peux magasiner. Tu peux sauter du coq à l’âne si tu veux te donner l’impression de travailler tout en n’accomplissant absolument rien. Ou si tu préfères être honnête, tu peux t’écraser devant la télé que tu viens tout juste de redécouvrir. Au moins tu cours la chance de t’en lasser et de retourner travailler. Mais dans le fond, la page blanche c’est procrastiner. Ça peut être par peur de manquer d’idées, par peur que tes idées ne soient pas à la hauteur (de qui, de quoi? You tell me…), par peur d’avoir à défendre ton art devant Dieu ou devant les hommes, par peur que ce projet t’empêchera d’en commencer un autre, par peur de ne pas avoir mis assez d’effort dans le dernier projet (la pire des tentations est celle de retoucher ses œuvres), mais c’est invariablement par peur.

La peur aime l’inertie, et l’inertie invite la peur. Si tu brises l’inertie, tu te donnes une chance de revenir à tes moutons. Cet article, je l’ai écrit parce que justement, il était 16 heures un lundi après-midi, et que j’avais fait plein de choses mais rien d’important. Maintenant que c’est fait, je peux retourner faire la fameuse track de drum qui m’attend depuis au moins deux heures déjà. Vous m’excuserez, je dois m’y mettre.

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