Monologues et dialogues

Jugement et autres adverbes déguisés en noms

NB. Cet article traite de guerre et de désespoir. À éviter si ces sujets vous causent trop d'anxiété.

 

Jugement : ce à quoi doit s’attendre celui qui souhaite vivre selon ses principes.

Faux adverbe : avec l’autorité d’un magistrat

 

Le silence radio des deux derniers mois peut porter à croire que j’étais à court d’idées, alors qu’au contraire il y en avait trop pour que je mobilise mes efforts et que je me décide sur un premier essai à terminer. En effet, cette idée-ci je n’arrivais même pas à l’aborder. Elle m’est apparue avec seulement le titre, et sans direction précise à suivre. C’est que le jugement est quelque chose de trop gros, et à certains égards, trop religieux et abstrait pour que je veuille m’y attaquer de mon plein gré. Après tout, que sait concrètement l’humain sur ces questions? Non, si l’idée me tracasse toujours, c’est qu’elle ne voulait pas à un sermon spirituel de ma part, mais à quelque chose de plus concret.

 

Si je veux honorer l’idée selon mes principes, je peux m’attendre à être jugé. Voilà la prémisse qu’on me souffle à l’oreille. Tout d’abord le jugement vient du juge interne. Il semble être le seul ennemi pendant des semaines et se réjouit de me rappeler que je suis assez faible de caractère pour l’écouter, et du même souffle il me fait subir toutes les critiques imaginables. Malgré son apparence machiavélique, ce juge a somme toutes une fonction honorable : m’éviter le choc du jugement externe, par la raison ou la coercition. Il est néanmoins la plus simple expression de la Résistance et, en ce qui a trait à concrétiser mes idées, il est mon pire cauchemar.

 

En écoutant ses conseils, on se retrouve facilement avec un blog stationnaire pendant huit semaines, alors que cet article en attente aurait dû être publié depuis… ainsi que trois autres. Ce commentaire-là aussi vient du juge, prompt à dicter le droit chemin et à mettre de la pression pour qu’on s’y retrouve. Je lui réponds que je n’écris pas sous pression et qu'il peut aller se rhabiller. Un principe de plus qui sera sans doute jugé.

 

Changement : la seule constante connue dans l’univers

Faux adverbe : de façon à briser l’inertie

 

Mais j’avoue que j’hésite avec raison à publier depuis plusieurs semaines. Les idées qui me sont venues étaient différentes, beaucoup plus lourdes. Elles sont à l’image du monde dans lequel on vit, car l’espoir y est fragile au point d’en devenir un signe de déni ou de naïveté.

 

Nous avons rêvé pendant deux ans à la fin de la pandémie, à la renaissance et aux folles années 20 qui suivraient peut-être, mais il s’avère qu’il en est autrement. Dans le monde de la musique, rien n’est rose. L’édition de septembre du magazine Exclaim! rapportait que Stars avait perdu 20 000$ lors de leur dernière tournée canadienne en raison de l’inflation des frais de déplacements. Si la réalité est telle pour un groupe qui roule sa bosse depuis vingt ans, quelles sont les perspectives pour le reste de l’industrie?

 

Ça fait écho à quelque chose que j’ai entendu à un colloque en juin dernier. Un agent d’artistes disait que le public hésitait à revenir en salle. Chez certains, l’habitude de sortir s’est perdue et l’envie avec. Chez d’autres, la peur persiste. Dans un cas comme dans l’autre il n’y a rien de surprenant ni de déplorable; c’est tout simplement la réalité d’après-crise. Il disait que l’industrie n’avait pas prévu que ses artistes vedettes, qui faisaient salle-comble soir après soir avant la pandémie, puissent devenir aussi peu rentables sur le marché du spectacle. L’expérience du spectacle avait été la valeur refuge de l’industrie pendant les années de déclin des ventes d’albums. Que faire alors, lorsque celle-ci s’effondre?

 

L’exception que notait l’agent de spectacle à cette règle générale était la scène pop-punk, ce qu’il attribuait à une colère pandémique. Pensons-y : tout le monde a eu les mains liées par les circonstances pendant deux ans, et à bien des égards, c’est toujours le cas. Le coût de tout augmente, la qualité diminue. Le service aussi. La peur règne toujours chez les plus à risque—de maladie ou de crise de santé mentale—et le brin de fraternité pandémique, où voisins et compatriotes se serraient les coudes, semble faire place à un esprit de compétition. On joue du coude pour ne pas se noyer. Nous ne sommes pas sortis de la misère, mais lorsqu’il est question d’argent plutôt que de virus, tout est moins amical. Le seul vrai changement, c’est que le désespoir s’est enraciné et que sa fin ne semble plus définie.

 

Armement : outil de négociation entre nations civilisées

Faux adverbe : qui pose une menace existentielle

 

Et puis ce n’est pas rose à l’ONU non plus! Qui donc a eu la brillante idée de permettre le véto à qui que ce soit… Mais véto ou non, peu s’en faut pour que sortent les canons. Les dirigeants ont beau crier à Poutine qu’une invasion est inacceptable, qu’une escalade est inacceptable, ou qu’ils n’acceptent pas ci ou ça, mais ils semblent oublier que l’agression n’est pas quelque chose qu’on a le luxe d’accepter ou de refuser; elle s’impose et c’est tout. Parlons tant qu’il nous plaira de crimes de guerre et d’imputabilité; nous pouvons brandir le poing et maudire mais cela ne change rien à l’agression. Ça n’ira pas non plus faire changer d’idée à l’agresseur.

 

Armement, c’est le mot de l’absurdité. Vous avez sans doute ressenti l’ironie en lisant « outil de négociation entre nations civilisées ». Or, ces jours-ci je pense à « armement » conjointement à « changement ». J’ai eu la chance de naître dans un monde d’espoir et d’optimisme, où on nous promettait un monde sans guerre car, disait-on, la dernière avait été trop terrible. À l’école, on nous parlait des Casques bleus, de maintien de la paix et de l’avenir pacifique du XXIe siècle. Un jour en 2001, je suis revenu de l’école et le monde avait changé de nouveau. Nous allions vivre dans un monde moins stable, moins libre et moins rose que celui que nos parents avaient espéré pour nous. Ils espéraient que le monde eut changé pour de bon, mais au lieu nous entendrions de notre vivant des mots que nous espérions obsolètes : ultimatum, mobilisation, appel aux volontaires, annexion. D’autres ont été remplacés par leurs équivalents réimaginés. Casus belli devient prétexte, accumulation de troupes devient exercice militaire, et guerre devient intervention spéciale. Ces termes évoquent des dates spécifiques: 2001, 2003, 2011, 2014, 2022.

 

Alors comment réagir alors que l’absurdité a atteint un nouveau sommet? Un état belliqueux se cache à peine de vouloir utiliser l’arme atomique; que suis-je sensé écrire dans ce temps-là? Si j’ai hésité longtemps avant de publier ceci, c’est que les choses que j’ai à dire sont dures et extrêmement anxiogènes. L'histoire veut se répéter et ce n'est pas une bonne nouvelle.

 

Dénouement : là où le bien l’emporte, les morts sont enterrés, et un nouvel ordre est établi

Faux adverbe : que l’on détache comme des galoches

 

Pour justement que je puisse passer à autre chose, l’idée en question devait sortir. Au cœur-même de mes pages blanches du passé, il y a le blocage. Imaginez un tuyau bloqué par un tas de graisse de bacon. C’est exactement ça. Le bacon, c’est l’idée que j’évite ou que j’ignore, que j'anticipe qui soit mal reçue, ou qui ne cadre pas avec ce que j’ai écrit auparavant. Plus je pense, plus de temps passe, plus le blocage s’accroît. Aucune quantité de jogging, de loisir, de travail ou de rencontres sociales peut me le faire oublier. Éventuellement la pression devient intolérable. Soit le tuyau est débouché, soit il craque et fait un dégât d’eau dans la cave.

 

Malheureusement, cet article ne peut faire grand-chose d’autre que d’empêcher le tuyau de craquer. Je suis totalement impuissant face à ces tracas. Or, il nous est possible de prendre soin de nous. Pour moi, ça veut dire écrire et composer. J’ai des chansons à ce sujet qui s’en viennent. Cet article fait partie de mes méthodes pour alléger le fardeau; détacher les galoches de plombs qui me retenaient dans la boue.

 

Il est aussi possible de tirer quelque sagesse des auteurs ayant vécu la guerre. L’art a une fonction première qui, d’après moi, est celle de parler de l’expérience humaine. Les générations avant nous l’ont fait. Il existe des œuvres créées pendant les guerres (pensons à Chostakovitch par exemple), certaines qui parlent directement de la guerre (À l’ouest, rien de nouveau par Remarque; Abattoir 5 par Vonnegut) d’autres qui traitent d’entre-guerre (Steppenwolf par Hesse), certaines qui racontent l’histoire d’un peuple d’une guerre à l’autre (Guerre et Paix par Tolstoï). La guerre est vieille comme le monde et il ne manque pas de perspectives sur ce sujet.

 

Le prochain article ira puiser dans ces œuvres qui, malheureusement, sont d’actualité ces jours-ci. Ce n’est pas un changement de direction permanent pour ce blog-ci, mais plutôt un sujet que je ne peux plus ignorer. Je le fais tout en espérant que l’air du temps s’éclaircira sous peu.

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