Monologues et dialogues

Bagatelle

J’ai toujours pensé que Schubert était le king des œuvres inachevées. C’est malheureusement ce qui arrive quand on meurt de la syphilis au début de sa trentaine : nos projets en cours tombent à l’eau. Quand j’étais étudiant, j’avais une raison très pragmatique d'analyser les œuvres inachevées plutôt que d’autres : soit je choisissais au hasard un mouvement de sonate parmi toutes ces œuvres chiffrées que je méconnaissais, sois je choisissais celle qui n’avait qu’un seul mouvement. Pourquoi se compliquer la vie?

Toujours est-il que je ressentais une connexion avec ces œuvres bien plus que les autres, et une fraternité avec leurs compositeurs. Pourtant plus courante chez l’artiste que la page blanche, on parle trop peu souvent des périls de l’idée explorée, de l’œuvre entamée mais inachevée. Schubert et Mozart sont morts avant de voir le bout d’une grande œuvre, mais très peu d’œuvres inachevées peuvent se vanter d’avoir une si bonne raison d’en être restées là. La plupart des œuvres restent sur la tablette parce que leurs créateurs ont manqué de gaz en cours de route.

La question se pose : est-ce que ça fait partie du processus créatif que de manquer de gaz? De lâcher parce que la vie nous rentre dedans ou que le puits s’est asséché? Parce qu’on ne se sent plus à la hauteur du projet entrepris? Plusieurs livres sur le métier d’artiste en parlent, alors il semblerait que oui. Si tu crées, tu auras des œuvres inachevées, et j’en ai moi aussi.

J’en ai lâché parce que le thème ne me parlait plus. D’autres parce que ma perspective sur le thème a changé avant même que je n’aie la chance de commencer. J’ai un EP anglophone auquel j’ai beaucoup trop pensé et pour lequel je n’ai pas assez agi. Il est mort asphyxié, étouffé par l’anxiété et l’indécision. Périodiquement j’essaie de lui faire du bouche-à-bouche, mais à l’heure qu’il est, le projet ne respire toujours pas. J’ai un album pour Les Soliloques qui est présentement à haut risque de connaître la même mort; j’en parle dans l’espoir de le sauver. L’année dernière j’avais l’ambition d’écrire un roman, sauf qu’aussitôt que mon exploration est devenue une ambition, le projet s’est affaissé. Me voici à genoux dans un cimetière de potentiel. Ci-gît le mille-et-unième projet.

Une autre question se pose : l’ambition tue-t-elle la création?

À en croire l’industrie de la musique, nous devrions tous être d’ambitieux entrepreneurs autodidactes et autosuffisants qui méritent leur succès en portant tous les chapeaux jusqu’au jour où il nous est possible d’être la vache à lait d’un label. Tout le monde que je connais dans le milieu est entrepreneur, sauf qu’il est impossible d’exceller sur tous les fronts. De même, le côté entrepreneur vient souvent interrompre ou nuire à la création. Alors si on me pose la question, je suis catégorique : oui, je crois que l’ambition tue la création.

Aussitôt qu’un de mes projets devient trop gros, un subtil compte à rebours démarre. Il demeure discret et dissimulé le temps que la pression monte. Ça peut être long; habituellement la pression n’est pas plus marquée qu’hier, et si on continue de continuer, on devrait y arriver. Right?

Wrong. Life happens.

Quelque chose te forcera éventuellement à concentrer tes efforts ailleurs. Quelque chose viendra te distraire et briser ton momentum. D’habitude, c’est une platitude : l’argent, une urgence, un conflit ou un quelconque devoir d’adulte responsable. Le décompte est à zéro et ton ambition te semble de moins en moins possible. Avant ce dérangement, tu voyais le projet dans toute sa grandeur (potentielle). Ce ne serait y rendre justice que de réduire ton ambition, ton projet, TA GRANDE ŒUVRE. Même si elle existe exclusivement dans ton imaginaire, tu ne toucheras pas à un cheveu de ta grande œuvre. Elle est déjà sacrée. Ta vision est sacrée. Ton ambition est sacrée.

Alors aussi bien tirer sa révérence tout de suite… à moins que Schubert puisse m’aider…

En français, on appelle « bagatelle » ces courtes pièces de musique que les allemands appellent simplement « Stucken. » Pièces. Schubert en a composé plusieurs, de même avec pratiquement tous les compositeurs depuis Couperin. J’aime particulièrement la définition sur Wikipédia : « courtes composition sans prétention, dans un style badin et léger. » Je n’aurais pas pu mieux dire.

L’ambition et la grandeur viennent malheureusement avec une charge, une pression de ne pas se planter. As-tu vu comment c’est formulé? C’est au négatif. C’est ça, la charge. On ne le fait plus par amour de l’Art ou parce qu’on s’amuse. C’est un devoir qu’on ne doit pas remettre trop en retard et qu’on ne doit pas faillir. Ce n’est malheureusement plus sans prétention, ni pour le plaisir. Ni badin. Ni léger.

J’ai trouvé que le mieux pour moi était de retirer la grandeur de l’équation. Il faut que mon projet soit assez court pour qu’un premier jet soit terminé avant la prochaine vague de dérangement. Travailler une chanson plutôt qu’un album concept. Le concept et l’album viendront plus tard. Le premier jet d’un démo prend plusieurs jours, mais tu peux facilement accomplir quelque chose en peu de temps. Des fois c’est aussi petit que trouver le son de synth. Une fois que tu as trouvé le son, d’habitude tu te sens d’attaque pour t’en servir.

Un poème? Le premier jet prend environ une heure. Un essai? Une heure ou deux. Un après-midi tout au plus. Une scène pour une œuvre de fiction? À peu près semblable : les deux à cinq pages où je joue à faire vivre mes personnages me prendront autant de temps que l’essai.

Quand je crée, si j’ai l’ambition de faire quelque chose qui prend plus d’une demi-journée, ce n’est qu’un vœu pieux. C’est différent pour l’édition ou la production, sauf qu’au départ, l’ambition est mon ennemie jurée. Elle me tend tous les pièges et je tombe dedans à coup sûr. Plusieurs projets sont morts au combat et plusieurs autres sont désignés MIA (Missing in Action) sans pour autant que je ne veuille les déclarer perdus. J’ai encore l’espoir que ces projets au statut ambigu puissent se transformer en bagatelles et survivre.

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