Monologues et dialogues

Jeff Buckley

On est en septembre et je suis au flanc d’une foule de festival. Trop cassé pour payer mon billet, je m’étais inscrit comme bénévole, et donc j’y ai passé la semaine, soit à travailler ou à assister aux spectacles. Sur la grande scène Ben Harper parle, assis avec une guitare. Il raconte quelque chose d’intriguant sur un personnage presque surnaturel. Un gars qu’il aurait croisé une fois à un festival, une sorte de génie fou. Ensuite il a fait un cover de Hallelujah, qu’on sait être une écriture de Leonard Cohen, mais avec une musicalité toute particulière, en hommage à Jeff Buckley.

L’histoire m’a saisi. L’aura du personnage qu’il a décrit m’est resté gravé dans la mémoire, et j’ai tout de suite voulu savoir qui était cette figure mystérieuse que tout le monde semblait connaître sauf moi. Plus je lisais sur Jeff Buckley, plus son histoire devenait intéressante : ses goûts extrêmement éclectiques en musique, son histoire familiale, son seul album (Grace), sa mort. Tout a piqué ma curiosité, mais son histoire en est une qui nous laisse avec plus de questions que de réponses. C’est là son charme.

Quand j’ai écouté Grace pour la première fois, c’est comme si j’avais compris quelque chose. Ou plutôt, c’est comme si Buckley m’avait dit qu’il avait compris quelque chose pour moi. Et ce sentiment-là, ce n’est nullement en lien avec les paroles; à ce jour je ne les ai pas lues. Ceux qui me connaissent savent très bien que je retiens peu les paroles de toute manière. Mais la musicalité de cet album dégageait la même aura qui avait été décrite au festival. D’abord c’est la voix : il chante avec ses tripes et il en pleure presque. Ensuite j’ai remarqué les sons de guitare tantôt sales, tantôt délicats, tantôt nasillards. Ensuite, à quel point il a fait ce qu’il voulait avec cet album; c’est carrément difficile à définir et je suis sûr que personne chez Columbia n’attendait un hit de cet album. Mais c’est venu me chercher et c’est une des rares œuvres musicales que j’appellerais carrément un chef-d’œuvre. Quand je suis en manque d’inspiration, je me tourne souvent vers cet album-là.

Mais pour moi, la plus grande leçon à tirer de Jeff Buckley, c’est de s’ouvrir à tous les styles de musique. Ce n’est pas nécessaire de tout aimer, mais on ne sait jamais sur quoi on va tomber, qu’est-ce qui pourrait changer notre vie. Un jour, une amie m’a montré un enregistrement bootleg qu’elle avait trouvé. Buckley a dit : this guy is my Elvis. Il présentait un chant religieux du Pakistan (Qawwalî) qu’il allait faire, et il parlait de Nusrat Fateh Ali Khan. Ce sont des sonorités auxquelles nous ne sommes pas habituées, mais qui donnent un indice quant à la source du mystère de Jeff Buckley : il absorbe la beauté de toutes parts, la filtre à travers sa sensibilité à lui, et nous la redonne à sa manière. Il en a fait de même avec du Piaf, du Britten, du jazz, du rock. Dans ma conception du métier d’artiste, la fonction première est devenue celle de faire des liens, d’unir des choses qu’on n’a jamais pensé réconcilier. Ces mariages ne fonctionnent souvent que par le fait-même d’être passés par l’artiste. En partageant son enthousiasme sincère et contagieux, en citant ses sources, Buckley nous permet de découvrir l’improbable, de s’en inspirer et de faire comme lui.

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